Artiste peintre
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Cerise ( épiphanie )
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Fresque Murale - Ephémère
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Avril 2023
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Tours
LE MUR TOURS - 8 mars 2024
Passage du Pèlerin, Tours - au pied de la Tour Charlemagne
J'ai rencontré Cerise à l'école maternelle, et nous sommes tombées dans la vie l'une de l'autre avec une l'aisance tacite du besoin, nos horaires étaient les mêmes, nos passions communes.
Cerise élève sa fille seule et ce depuis les tous débuts : les nuits sans som-meil, les frustrations interminables, la purée plein les t-shirt, les premières étreintes, les dents les fièvres les vomis, les joies les tendresses et les idioties à se tordre de rire, tous les bobos les trajets les colères, les chansons les miracles, elle a tout pris .
Elle a pris aussi tout le reste : l'interruption des études, de la musique, la refonte de la vie sociale; les petits jobs et les extras quand ça passe pile sur les horaires; la lassitude de demander à nouveau la pension qui lui est due et d'en recevoir des miettes comme une faveur.
Cerise à repris ses études depuis peu, et malgré qu'on lui ait assuré le contraire avant qu'elle ne s'inscrive à l'université, son RSA a été suspen-du. Elle vit une précarité vertigineuse, impossible, pas un euro qui rentre et pas une minute pour le chercher. Elle courre, d'interlocuteurs sociaux en musiques d'attente, d'un standard à l'autre, d'un panier alimentaire aux proches. Sa fille ne manque de rien, et au secours populaire on lui donne parfois un livre, un bonbon, c'est comme faire les courses mais en mieux .
C'est dur pour Cerise "d'en arriver là". Je lui répète que la honte n'est pas de son côté. Ça compte, la solidarité autour d'elle, nos bribes de soutien.
On est persuadé que ce sera provisoire, on attend la bonne nouvelle, le plan pour sortir du dédale, on répète que c'est pas possible, de laisser tomber quelqu'un comme ça.
Etre maman solo et étudiante, si l'on a l'honnêteté de considérer comme un travail la logistique quotidienne, l'éducation, le climat émotionnel et le soin du lien et du lieu, c'est bosser de 6h45 le matin à 21h30 tous les jours. C'est une vie de centaines d'obstacles à sauter en continu, de rebonds en chaîne , de désorganisation à réogarniser, c'est chaque minute d'une vie avec le cap des horaires, des impératifs, et des imprévus tenu d'une main de fer. Cette poigne-là, on n'est pas née avec ; il a fallu l'acquérir, comme tout ce que l'on acquiert parce qu'on n'a pas le luxe de s'en dispenser. Et pour Cerise, c'est comme ça tous les jours. Moi qui ne garde mes enfants qu'une semaine sur deux, je suis étourdie cette réalité : pour Cerise, c'est tous les jours.
Parfois on se dit qu'à force de tenir les rênes on ne sait plus trop compo-ser, et qu'on a finit par devenir nos propres daronnes à nous mener au pas comme ça.
Cerise et moi partageons une maternité parfois enthousiaste et joyeuse, mais derrière laquelle nous refusons de disparaître ; nous nous rencontrons nous-même encore, cherchons les marges de liberté, poursuivons nos pas-sions, hantée par la crainte de nous amoindrir. Nous cherchons nos manières d'être mères. Nous voulons exister dans les albums photos, dans la parole des proches, que nos enfants nous remercient d'avoir mis un plat sur la table, nous ne voulons pas être usées d'invisibilité.
Nous sommes attendues au sacrifice et exhortées pourtant à nous réaliser pleinement, et au milieu du paradoxe on se tient comme on peut, avec les minutes qui filent, le dîner à préparer, le dossier à rendre, les sacs d'école, de pique nique de sport de parc de ferme de bibliothèque et de pluie, les impôts à appeler, la visio à caler et le petit mot dans le carnet. Et tout le reste, les amours, les livres qui passionnent, les discours qui enragent, les amis-joies, les amis-chagrins. Tous les matins ou presque on prend un café et on cause un peu, c'est un état des lieux qui a quelque chose de la famille .
Parfois on s'envoie des petits mots qui sont autant de médailles pour nos héroïsmes ordinaires, nos victoires de rien du tout, le robinet enfin changé, les courses rangées, la ponctualité à l'école pour la 20ème fois consécutive (en-fin, surtout pour elle, moi je n'y arrive pas). On a envie d'en faire des badges.
On habille les enfants sur la chevauchée des Valkyries. On chante à tue tête.
On se retrouve le week end ou le soir et ça nous fait du bien d'être ensemble, d'entendre les petits rire, d'éplucher les carottes à deux avec l'évidence tacite de celles qui pensent tout le temps à tout à la fois.
Cerise est vaillante, oui ; elle est aussi brisable . Les couronnes d'un jour ne soignent rien. La galette partagée, les enfants sous la table, un peu tout de même, et quelqu'une qui te regarde dans les yeux et qui te dit : t'assures tu sais, et c'est trop te demander, au fond, d'assurer encore et encore .
Alors, je la décadre ici de quelques centimètres à peine, car je ne veux pas la mettre sur un piédestal aujourd'hui, l'applaudir d'un hommage qui dit " bravo, continue". On nous fait toujours le coup : vous êtes si courageuses, nos excuses mesdames que ce soit si dur pour vous, hé, c'est comme ça hein, la jungle c'est la jungle, mais bravo, vous êtes des lionnes.
Je m'en fous de voir une fois par an un peu d'estime briller dans les pupilles, un brin de conscience s'esquisser pour l'immensité du travail invisible que nous abattons. Oui, Cerise déploie de la force, de l'ingéniosité et de l'audace quotidienne; je propose que nous nous demandions ce que cela lui coûte.
Je veux que les conditions d'isolement, de reconnaissance et de précarité changent. Je veux que Cerise ait les moyens de finir ses études, qu'elle puisse accéder aux postes qui la passionne et dans lesquels elle excellerait, et qu'on ne lui demande pas de travailler le soir à la plonge alors qu'en fait, le soir, elle veille sa fille. J'ai déjà vu des livreuses traverser la nuit avec l'enfant endormi sur le porte bagage, des mères payer les 3/4 de leur salaire en babysitting, j'ai travaillé de nuit pour assurer le jour, j'ai vu les cernes et les nerfs à vif battre sous la peau de plus en plus en fine, la solitude, et le désarrois. Je veux qu'on écoute ceux dont la vie est un impossible casse-tête, un terrible casse-temps, qu'on invente des ressources là où la rigidité d'un case administrative broie des vies dans l'angoisse.
Je ne vous parle pas d'une femme absolue, désincarnée, du vase antique à remplir de concepts à loisir. Je vous parle d'une histoire vraie, à aborder avec une jurisprudence attentive. Cette peinture n'est pas l'allégorie de toutes les mamans, de tous les parents seuls, ou que sais-je. C'est un portrait de Cerise avec sa couronne de pacotille après une journée de plus abattue.
Aujourd'hui pour moi, c'est la journée de Cerise.
08.03.2024






















